- Roger Bacon
- Roger BaconParmi les livres visés dans la condamnation de 1277 se trouvent des livres de géomancie et de nécromancie, ainsi que d’autres qui « contiennent des expériences de sortilèges, des invocations des démons ou des conjurations contre le péril des âmes » ; de plus, l’une des propositions condamnées (178) affirme la réalité de la divination par signes. L’astrologie trouva un défenseur dans le franciscain Roger Bacon, qui écrivit, contre sa condamnation, le Speculum astronomiae ; il fut condamné à l’incarcération ; il faut ajouter que, dans ses œuvres précédentes, il avait attaqué et les Dominicains et même l’ordre des Franciscains, dont il faisait partie, et qu’il avait exercé sa critique sur le pape lui-même ; c’est à sa doctrine tout entière que l’on s’en prit ensuite, en interdisant aux Mineurs la lecture de ses livres : tel fut l’accueil fait à ce génie indiscipliné que l’on a tantôt rabaissé au rang d’un illuminé et d’un réactionnaire en philosophie, tantôt exalté comme le précurseur d’une méthode expérimentale, complètement inconnue au Moyen Age.Le caractère très particulier des œuvres (Opus majus, Opus minus, Opus tertium) par lesquelles Bacon est le plus connu tient en partie aux circonstances exceptionnelles où elles ont été écrites : elles n’ont aucun lien avec l’enseignement universitaire. Bacon, né vers 1215 et élève, à Oxford, de Robert Grosseteste, pour qui il gardera, sa vie entière, une profonde admiration, a été d’abord maître à la Faculté des Arts de Paris entre 1240 et 1250. Vers 1250, il composa des Questions sur la Physique et la Métaphysique, où on le voit soutenir les thèses que va nier saint Thomas : unité de la matière, existence de la matière dans le composé spirituel, existence des raisons séminales, unité de l’essence et de l’existence, possibilité de démontrer que le monde a commencé ; après avoir enseigné à Oxford, il entre dans l’ordre des Franciscains en 1257, et il est envoyé à Paris : surveillé et suspect, il se lie en 1264 avec Guido Fulcodi, qui, en 1265, est élu pape et prend le nom de Clément IV. Dans l’imagination de son ami franciscain, le nouveau pape est celui qui doit réaliser sur terre, par la force matérielle comme par la persuasion, l’unité de foi dans le christianisme ; il doit surmonter tous les ennemis du Christ, réunis sous la conduite de l’Antéchrist, dont l’apparition, selon Bacon, est prochaine. De cette œuvre immense, Bacon doit fournir les moyens : l’Opus majus, que le pape lui demande et qu’il écrit en 1266 et 1267 avec l’Opus minus et l’Opus tertium, montre que les conditions de l’entreprise sont dans une rénovation intellectuelle : cette rénovation a deux caractères essentiels : un retour à de très anciennes idées sur l’unité de la sagesse, dont la source unique est l’Écriture, et l’annonce d’une « science expérimentale » qui doit assurer la domination de l’homme sur la nature : mettre cette science au service de la domination du pape sur le monde, tel est son but.Quant à l’unité de la sagesse, Bacon est fort loin des combinaisons de toutes sortes que cherchent les penseurs de son temps pour concilier la foi et la philosophie nouvelle : il se détache résolument de la méthode scolastique de discussion. Il revient à saint Augustin, pour qui les arts libéraux n’ont d’autre justification que de servir à interpréter l’Écriture, à Bède qui ne veut utiliser la philosophie païenne que pour réfuter les erreurs des Gentils ; tout savoir ne sert donc qu’à dégager la sagesse totale qui est dans l’Écriture : « Car toute créature, en elle-même ou en son semblable, en général ou en particulier, du sommet des cieux jusqu’à leur terme, se trouve dans l’Écriture, si bien que Dieu, ayant fait les créatures et l’Écriture, a voulu mettre dans l’Écriture les créatures elles-mêmes, pour l’intelligence de son sens tant littéral que spirituel ». Toute émancipation de la philosophie est condamnée ; au besoin on emploie la contrainte, il faut « forcer la sagesse des philosophes à s’asservir à la nôtre ». Ce principe, loin d’amener à la stagnation, comme on pourrait le craindre, est un principe positif de progrès ; car l’interprétation de l’Écriture exige une quantité de connaissances positives, que Bacon trouvait peu développées ou même méprisées de son temps ; toutes ces connaissances se rapportent à ces arts libéraux qui étaient restés bien négligés, sinon à Oxford, du moins à Paris, dans le développement qu’avait pris la discussion des idées et des thèses. Bacon se plaint vivement de l’ignorance de son temps : ignorance d’abord de la langue grecque et des langues orientales, dont la connaissance serait indispensable à qui veut étendre la sagesse chrétienne ; Bacon cite plusieurs exemples d’erreurs commises par les traducteurs d’Aristote sur des points capitaux, tels que la théorie de l’intellect agent ou de la matière ; ignorance des mathématiques, dont on ne voit pas la portée à la fois spéculative et pratique ; car on se contente, dans les autres sciences, d’arguments dialectiques ou sophistiques, alors qu’elles devraient procéder « par des démonstrations mathématiques qui descendent jusqu’aux vérités et aux opérations des autres sciences pour leur donner leurs règles » : par cet usage pratique des mathématiques, Bacon peut songer et à l’optique, que Robert Grosseteste mettait à la tête des sciences, et à l’astronomie, dont les calculs rendent possible l’astrologie et rendent ceux qui en connaissent les secrets, maîtres en partie des influences sidérales, en utilisant, pour produire les effets que l’on veut, les objets terrestres qui en sont chargés.Mais cette idée de la sagesse qui, dans ses formules, est empruntée au plus ancien Moyen Age, rend ici un son bien différent : c’est que Bacon, un des premiers, a recherché le savoir en extension plus qu’en compréhension ; il a essayé de l’augmenter plus que d’en assurer les principes ; il est frappé surtout par « l’infinité des vérités concernant Dieu et les créatures » ; de cette infinité l’homme ne peut en connaître qu’un petit nombre, et, pour le reste, il est dans l’obligation d’en rester à la croyance. Comment est-il arrivé à la science de ce petit nombre de vérités ? Par un moyen unique, par l’expérience ; mais il y a une double expérience : aux deux sortes de réalités, à Dieu et aux créatures, correspondent deux sortes d’expériences : « par l’expérience de l’illumination intérieure, l’homme reçoit de Dieu l’intelligence, à savoir dans les saintes vérités de la grâce et de la gloire, et, éveillé par l’expérience sensible pour les secrets de la nature et de l’art, il trouve la raison ». Ainsi, selon la tradition augustinienne, l’intellect est au niveau du divin, et la raison au niveau de la nature : mais ni l’une ni l’autre de ces facultés ne jaillissent pour ainsi dire spontanément de la nature ; il faut à chacune une expérience qui vient du dehors. Il y a plus ; la seconde sorte d’expérience, « l’expérience humaine et philosophique », qui, par les instruments convenables, nous fait atteindre le ciel, et, par la vue, nous fait connaître les choses d’en bas, ne suffit pas à la science des arcanes de la nature ; il faut que l’intelligence de l’homme soit aidée d’ailleurs, et c’est pourquoi les patriarches et les prophètes qui ont donné des sciences au monde ont reçu des illuminations intérieures, et ne s’arrêtaient pas au sens, et de même beaucoup de fidèles depuis la venue du Christ ; car la grâce de la foi et l’inspiration de Dieu illuminent souvent non seulement au sujet des choses spirituelles, mais au sujet des choses corporelles et des sciences philosophiques ». Ainsi Bacon se refuse à faire dépendre les sciences de la nature de l’expérience sensible ; l’illumination divine collabore avec elle pour en surprendre les secrets qu’elle seule ne nous découvrirait pas : Bacon se réfère ici aux secrets immémoriaux que se transmettent hermétistes, alchimistes, astrologues, à ces sciences occultes qu’il devait défendre dans le Speculum astronomiae et dont les vérités lui paraissaient dépasser les forces de l’esprit humain, domaines où la technique allait toujours de pair avec le mysticisme. Cette illumination intérieure qui, de la surnature, s’étend donc parfois jusqu’à la nature, ne correspond pas à l’exercice normal de la raison humaine ; c’est une illumination spéciale, donnée par grâce à des individus déterminés, et quelquefois même à des philosophes païens, toujours surnaturelle par conséquent et ressortissant à l’ordre de la grâce ; elle est immédiate ; elle est indispensable, car pour Bacon, comme on l’a dit, l’expérience sensible « ne saurait nous manifester toute la vérité du monde physique, parce qu’elle ne peut rien révéler de la vérité sacrée qui la commande, vérité d’ordre surnaturel qui ne peut être révélée à l’homme qu’intérieurement ». Bacon s’applique donc à montrer la nécessité d’unir ce que saint Thomas séparait si soigneusement, la raison et l’illumination, la nature et la surnature. De là, la nécessité d’un enseignement traditionnel qui remonte à la révélation primitive ; sans lui, les hommes « sont comme des oiseaux qui voudraient voler sans ailes et être maîtres avant d’avoir atteint le niveau d’un bon élève ». De cette illumination intérieure, spéciale et immédiate, la connaissance qu’elle nous donne de la nature en s’ajoutant à l’expérience sensible n’est d’ailleurs que le plus bas degré ; au-dessus de lui, Bacon, qui a beaucoup lu et médité les Victorins, admet toute l’échelle d’illuminations qui monte à son degré suprême jusqu’à l’extase. Il y a donc, on le voit, pour Bacon, contrainte parfaite dans cette vie spirituelle qui va de l’expérience sensible à l’extase, comme il y a unité parfaite dans l’Écriture dont le sens spirituel nous révèle la vérité divine, tandis que son sens littéral ouvre devant nous tout le monde des créatures.Il y a un contraste frappant entre cette conception de la vie spirituelle, réservée à un petit nombre d’« experts », qui peuvent devenir par elle (puisqu’elle comprend aussi la science pratique) maîtres du monde, et la conception augustinienne de la connaissance intellectuelle par illumination que soutient d’autre part Bacon : c’est une conception peu personnelle qui ressemble à celle de Mathieu d’Aquasparta et surtout à celle d’Henri de Gand : les idées ou raisons éternelles en Dieu ne sont pas l’objet direct de notre vision, comme le soutenaient à cette époque quelques augustiniens, elles sont une lumière qui irradie en notre âme et par l’influence de laquelle nous connaissons. Les raisons éternelles jouent donc ici le rôle de l’intellect agent chez Aristote, celui d’une lumière et non d’un objet, et Bacon reprend l’opinion de Guillaume d’Auvergne et de Robert Grosseteste en identifiant à Dieu l’intellect agent du Philosophe ; l’intellect possible ou passif, qui est le nôtre, opère la connaissance grâce au concours de l’intellect agent et des espèces intelligibles, qui, sous son influence, sortent de la puissance de notre intellect.Quel est le rapport de cette illumination universelle, qui n’est que le correspondant augustinien de la théorie aristotélicienne de l’abstraction, avec l’illumination spéciale, seule source de la science des experts ? Pour Bacon, celle-ci paraît être subordonnée à la première comme à sa fin ; elle est le moyen naturel par lequel tout homme peut arriver au niveau de la vérité révélée ; elle est antérieure à l’illumination spéciale qui, en quelque sorte, l’achève.
Philosophie du Moyen Age. E. Bréhier. 1949.